Un soleil généreux a accompagné les adhérents de l’Amebb qui participaient à l’excursion d’automne en Trégor samedi 1er octobre. Quel plaisir de découvrir le Sillon de Talbert avec un temps pareil. Arrivés à 10 heures sur le site, nous disposons d’une heure et demie pour parcourir cette flèche de sable et de galets longue de 3 km.
Chacun peut choisir sa formule. Les fervents de la marche se lancent d’un pas rapide sur chemin balisé par le Conservatoire du littoral et la commune de Pleubian.
D’autres préfèrent prendre leur temps pour contempler la nature dans tous ses aspects : le silence ambiant, les plantes, les oiseaux, les minéraux…
Quelques uns, en savourant la douceur de la température, admirent ce paysage toujours modifié par les variations de la lumière sur la mer à marée haute et riche des innombrables îlots et rochers qui émergent au large.
Tout le monde s’interroge sur la formation de cet étrange cordon, son évolution permanente et sa protection pour l’avenir. Dans le car, Yves Agenais nous a proposé une explication légendaire impliquant le roi Arthur et la fée Morgane puis nous en a donné l’explication scientifique, avant d’évoquer les erreurs de protection commises dans les années 1970 : on a pensé à l’époque qu’il fallait fixer le sillon par un enrochement artificiel pour le protéger de l’érosion marine. On admet aujourd’hui que le sillon n’avait cessé de se déplacer au cours des siècles. Le danger le plus important n’est plus l’exploitation des galets ni l’activité des ramasseurs d’algue. C’est la fréquentation du site par les visiteurs -dont nous faisons partie- qui constitue à l’échelle des décennies à venir, la menace la plus grave : tassement du sol, disparition de la végétation, perturbation de la faune… En respectant les consignes du Conservatoire du littoral qui en a la gestion depuis 1980 ces dommages sont limités. Le choux marin, le chardon bleu ont pu se réinstaller entre les galets tandis que l’oyat fixe le sable dunaire. Marie-Jeanne Yvinec complète les informations sur ce patrimoine naturel exceptionnel et s’interroge sur la signification du nom de Talbert, nom francisé de Talberz : tal signifie « front » en breton, l’interprétation de bert ou berz paraît moins claire. En général le terme de « talberz » est traduit par « front de mer ». Quant au mot « sillon », il évoque dans les usages les plus répandus l’idée de trace longiligne mais en creux… sauf en Saintonge où selon le Littré, il aurait eu le sens de « longue arête que forme la terre en retombant de chaque côté du soc ». Il ne nous reste plus qu’à expliquer comment le sens saintongeois du mot sillon s’est introduit ici.
Il nous faut quitter le Talbert pour nous mettre à table dans le bourg de Pleubian. Mais en apéritif, nous allons admirer la chaire de la fin du 15ème siècle près de l’église Saint Georges. Ce patronyme est dû au fait que la paroisse de Pleubian a dépendu au Moyen Âge de l’abbaye Saint Georges de Rennes.
Gérard Provost, du haut de la chaire-calvaire, nous explique l’importance des sermons en langue vernaculaire, surtout à partir de la Contre-Réforme. La foule des fidèle dépassant souvent la capacité de l’église, on a ressenti la nécessité d’une chaire extérieure.
La qualité de l’acoustique, malgré la rumeur du marché qui se tient à proximité, démontre l’efficacité d’un tel dispositif. L’enseignement oral était complété par l’enseignement visuel. Les sculptures en granite qui ornent le parapet représentent la passion du Christ et sa résurrection. Elles semblent légèrement antérieures à celles qui illustrent le calvaire de Tronoën en pays bigouden qui passe pour l’un des plus anciens calvaires de Bretagne. Il n’est donc pas illégitime de considérer le calvaire de Pleubian comme le plus ancien des calvaires historiés bretons. Les cloches de Saint Georges nous indiquent qu’il est l’heure de passer à l’apéritif terrestre et d’aller honorer le bon chanoine Kir.
L’après midi est consacré à Tréguier en limitant notre fil conducteur à deux personnages : Saint Yves et Ernest Renan. Normalement il faudrait au moins en ajouter un troisième, Saint Tugdual, qui a fondé l’évêché, ce qui a engendré la naissance de la ville de Tréguier.
Tréguier est restée jusqu’au 19ème siècle d’abord et avant tout une ville épiscopale. Elle a certes eu une activité commerciale par son port, alimentée en particulier par les cultures du lin et du chanvre du Trégor. Protégée par son implantation au fond de l’estuaire commun du Jaudy et du Guindy et son statut de ville épiscopale, Tréguier n’a jamais eu de remparts. La renommée d’Yves Hélory, plus connu sous le nom de Saint Yves, en a fait un but de pélerinage de premier ordre dès le début du 14ème siècle, avant même sa canonisation en 1347 . La tombe de celui qui est devenu patron des Bretons et le protecteur des avocats se trouve dans la cathédrale ainsi que la relique de son crâne (le « Chef de Saint Yves »).
À la mort d’Yves Hélory, la cathédrale était encore un édifice roman dont il reste la tour nord, la tour Hastings. Celle ci domine le superbe cloître du 15ème siècle -fermé pour nous malheureusement-et le palais épiscopal du 18ème siècle qui fait office aujourd’hui d’hôtel de ville.
La nef , le choeur, le transept sud datent des 14ème et 15ème siècles. La tour sud a été restaurée grâce à une dotation de Louis XVI financée par la loterie royale ce qui explique la présence d’ouvertures en forme de cœurs, de carreaux et de trèfles sur la flèche de granit qui s’élève jusqu’à 63 m.
Sur les murs de l’ancien palais épiscopal, on peut voir une plaque qui rappelle le rôle de Tréguier dans l’apparition de l’imprimerie en Bretagne.
C’est à Tréguier en effet qu’a été imprimé en 1499 le premier dictionnaire français, breton et latin rédigé par Jehan Lagadeuc, prêtre du diocèse de Tréguier, pour améliorer la formation des clercs bretons qui devaient jongler avec ces trois langues. Baptisé Catholicon un peu à l’insu de son auteur qui s’est inspiré d’un célèbre modèle génois du 13ème siècle portant ce titre, il a été imprimé par un artisan de Tréguier, Jehan Calvez, à la demande d’un chanoine trégorrois. La Bibliothèque municipale de Rennes dispose d’un exemplaire imprimé presque complet. Ces dates nous montrent que la petite cité épiscopale n’était pas à l’écart du mouvement humaniste : en lien avec l’Italie, elle partageait la soif de savoir -ce dictionnaire ne se contentait pas de traduction, il donnait des indications encyclopédiques- et le souhait de diffusion des connaissances en valorisant les langues usuelles et en ayant recours à une technologie relativement récente : l’imprimerie à caractères mobiles n’avait qu’une cinquantaine d’années. Yves Hélory avait montré en son temps que l’on pouvait naître en Trégor et se hisser parmi les esprits les plus brillants d’Occident.
Rien non plus de semblait prédestiner Ernest Renan, troisième enfant d’une famille très pauvre à devenir l’auteur d’un des livres les plus diffusés à son époque, « La Vie de Jésus ». Si Renan a pu faire des études secondaires à cette époque, c’est grâce à l’environnement de cette ville épiscopale. Remarqué pour ses qualités intellectuelles dès ses débuts à l’école, on le destinait à devenir prêtre ce qui lui a ouvert les portes du collège de Tréguier, puis du petit et du grand séminaire à Paris . Cela lui a permis d’acquérir une connaissance exceptionnelle de la Bible, de l’histoire religieuse et des langues anciennes, poursuivant ainsi, peut-être sans le savoir,l’esprit du Catholicon, lui qui toute sa vie a aimé et pratiqué la langue bretonne. Tout cela est évoqué dans les Souvenirs d’enfance et de jeunesse et en particulier la crise qui le détourna de la prêtrise, ce qui provoqua déjà à son égard une hostilité sourde à Tréguier, devenue très franche quand on découvrit sa démarche scientifique pour retracer la vie de Jésus. Renan qui osait aborder Jésus comme un être de condition humaine était devenu le « renégat ».
La République qui se heurtait à l’Église en particulier pour s’implanter dans les campagnes bretonnes, fit de Renan après sa mort une sorte de saint laïque, apôtre de la raison et de la tolérance en butte à l’obscurantisme clérical. Pourtant Renan, est resté longtemps hostile à la république et à la démocratie, malgré ses liens avec son ami de jeunesse Marcellin Berthelot fervent républicain de toujours. Sa préférence pour une monarchie constitutionnelle et sa méfiance à l’égard du suffrage universel apparaissent nettement dans »La Réforme intellectuelle et morale de la France » publié en 1872 à la suite de la défaite de 1870 mais aussi de la Commune de Paris.
C’est un autre républicain, originaire de Paimpol, Armand Dayot, inspecteur des Beaux arts, vivant principalement à Paris, qui lança l’idée d’une statue de Renan à Tréguier. Il œuvra avec obstination dans ce but, obtenant à la fois l’installation de cette statue place du Martray face à la cathédrale, sur le lieu habituel de l’exposition du Saint Sacrement lors de la Fête-Dieu, suivant de près la réalisation du bronze par Jean Boucher (ce n’est pas sa meilleure oeuvre : Renan y figure âgé et assis -portrait somme toute bien réalisé- mais sous la protection d’une Athéna un peu trop raide : l’association des deux figures n’est pas du meilleur effet) et obtenant pour l’inauguration la venue du Président du Conseil, Émile Combes. Tréguier la paisible fut au bord de la guerre civile pendant les quelques jours de ce mois de septembre 1903. Les partisans de l’évêché eurent leur revanche l’année suivante en parvenant à édifier le « Calvaire de la Réparation« , financé par une souscription, mais installé à l’écart des voies passantes sur un terrain privé à l’époque. Tout ceci est montré par de nombreuses photos dans une des pièces de la maison de Renan mais aussi dans une vitrine de l’exposition permanente du Musée de Bretagne à Rennes.
C’est par la visite de la maison de Renan que nous terminons notre journée. Côté rue elle présente une façade à pans de bois du 16ème siècle, façade qui se détache nettement du voisinage par sa couleur jaune ocre et ses pans de bois sculptés. Cette façade n’est pas celle qu’a connue Renan ; elle a été fortement enrichie en 1947 lorsque la maison a été transformée en musée puis en 1992 lors du centenaire de la mort du savant.
Côté jardin, la façade de granite est nettement plus élevée que celle côté rue : au sommet , au cinquième niveau, se trouve la pièce de travail du jeune Renan d’où l’on peut voir les toits de la ville, les reflets du Jaudy et au -delà, la campagne du Trégor, vue magnifique en cette belle journée d’octobre 2011 mais qu’il devait faire bien froid et bien humide dans cette pièce austère les soirs d’hiver !
Nous avons encore un peu de temps pour nous rendre au Calvaire de la Réparation édifié en 1904 en plein conflit de la séparation Église-État.
Yves Hernot le sculpteur est moins connu que Jean Boucher mais ses sculptures sont intéressantes d’un point de vue esthétique : au centre se dresse un calvaire assez classique, peut-être le dernier construit en Bretagne. Sur les piliers de l’enclos, avec Saint Pierre, Saint Georges et Saint Tugdual, on découvre Saint Louis et Jeanne d’Arc, qui pourtant n’était pas encore canonisée (peut-être s’agit-il d’une addition postérieure à la guerre 14-18) : avec Saint Louis on sent la référence à la nostalgie monarchique que devait ressentir une bonne partie des 30 000 fidèles présents à l’inauguration.
Tréguier a bien d’autres richesses patrimoniales que nous aurions pu visiter et d’autres célébrités (Henri Pollès, Yvon Le Men, Anatole Le Braz , l’ébéniste et sculpeur Joseph Savina…) que nous aurions pu évoquer mais il fallait faire un choix. Ceux qui le souhaitent pourront prolonger cette visite d’un 1er octobre estival par des lectures d’hiver.Voici quatre ouvrages actuellement disponibles en librairie.
Ce petit ouvrage est un livre de photos dues au talent d’ Yvon Boelle accompagnées d’un texte d’Yvon Le Men, poète natif de Tréguier, publié par les édtions Apogée en 1999 dans la collection Terre celte. Éditions Apogée
Ce guide coédité par Apogée, le brgméditions et l’Espace des sciences a été publié en 2009. Il comporte une double page sur le site du Sillon du Talbert. Il permet de relier le Talbert à son environnement géologique. Ses deux premiers chapitres font une synthèse sur les familles de roche et l’histoire géologique du Massif armoricain : il est de ce fait un très bon complément à la visite de la collection géologique de l’Université de Rennes 1. Ce livre est vendu à l’accueil des Champs libres à Rennes et dans toutes les librairies . BRGMéditions
Cette monographie de Yannick Pelletier publiée aux éditions Jean-Paul Gisserot en 2002 est disponible en librairie au prix incroyablement bas de 2 euros. Yannick Pelletier, homme de lettres et historien, a publié une trentaine d’ouvrages dont deux histoires de Bretagne. Ce livre de 16 pages associe de façon très pertinente les photos de J-P Gisserot au texte concis et clair de Yannick Pelletier. Éditions Gisserot
Cet ouvrage de la collection « Itinéraires » des éditions du Patrimoine-Monuments nationaux- publié en 2004 a été rédigé par Anne-Marie de Brem, conservateur du patrimoine et spécialiste également de George Sand. Ce livre commence par une brève histoire de Tréguier suivie d’une biographie très alerte de Renan accompagnée de quelques encarts bien commodes comme la « Leçon au Collège de France » ou « Renan et les Bretons ». Une vingtaine de page servent de guide pour la maison de Renan et la ville de Tréguier. Très maniable sur le terrain et très bien illustré, il comporte un plan de la ville et quelques informations pratiques. Il est disponible à l’accueil de la maison de Renan à Tréguier et en librairie.Éditions du patrimoine Centre des Monuments nationaux
Christian BRIEC, membre du bureau de l’AMEBB