(Extrait de l’article de M. Denis, paru dans le Bulletin de l’AMEBB, n° 54, mars 2005)
Michel Denis a été professeur d’histoire à l’université Rennes 2 avant d’en devenir le président. Lors de la « refonte » de l’AMEBB en 1991 il en accepta la présidence qu’il assura pendant 15 ans jusqu’en 2006, quelques mois avant sa mort. Rennais de souche, excellent connaisseur de l’histoire de sa ville, il analyse ici la place et le sens de la fête dans la société rennaise du début du XXe siècle.
[…]La fête qui est généralement un mélange de cérémonie et de divertissement fournit à une collectivité une occasion de se célébrer et de s’exalter elle-même ; elle est un moment essentiel pour l’entretien du lien social. Dans la Bretagne du XIXe siècle, c’est le clergé qui a été l’inspirateur ou le metteur en scène des grandes initiatives festives – avec tout de même une exception notoire pour la danse -, à tel point que la fête-transgression y est marginale, à la différence du Midi où le Carnaval semble la soupape nécessaire à la préservation de l’ordre. Mais au fur et à mesure que les années passent, la sécularisation de la société progresse, du moins à la ville. Bien des rennais cessent de se mobiliser lors des théâtrales processions de la Fête-Dieu ou lors de manifestations du triomphalisme chrétien telles que le double couronnement de Notre-Dame de Bonne Nouvelle et de Notre-Dame des Miracles en mars 1908, en présence de treize évêques. La municipalité franchement républicaine de Jean Janvier, élue peu après ce dernier évènement, encourage prudemment le mouvement de laïcisation sociale, en restreignant de façon stricte l’usage des cloches, à l’encontre des desiderata de l’évêché ; on s’affranchit des rythmes cléricaux, l’ouïe se sécularise en même temps que la vie.
Mais devant le vide ainsi créé, des activités de substitution s’imposent pour entretenir la cohésion de la société […] La fête populaire (non-religieuse) est le nouveau moyen conçu plus ou moins consciemment par les nouveaux édiles rennais soucieux de répondre à trois grandes préoccupations du moment : accélérer l’éducation du peuple, donner un contenu concret à la notion de solidarité, préciser ce que sont les liens de la Bretagne avec la France.
La fête éducatrice
En plaçant l’éducation au premier rang de leurs préoccupations, les républicains (y compris les plus modérés) ne pensent pas seulement aux enfants mais ils se soucient des adultes dont ils veulent faire aussi des citoyens aptes à exercer leurs devoirs et des êtres sains capables de résister aux fléaux du temps, dont l’alcoolisme. Dès 1880 est créée à Rennes une société d’instruction populaire avec l’appui du maire Le Bastard. Mais la fête offre aussi un moyen d’occuper intelligemment le temps de loisir, si elle ne dérape pas dans le désordre (ce à quoi veillent de sévères arrêtés municipaux).
Chaque année le Quatorze juillet est ici, comme partout, le moment fort de cette ambitieuse entreprise qui vise à l’émergence d’une véritable mystique républicaine : retraite aux flambeaux, revue des troupes sur le Champ de Mars, banquet populaire aux Lices, jeux divers et concerts place de la Mairie, illuminations, etc. En 1897, la journée s’insère dans un ensemble marqué par l’inauguration des tramways électriques – à un moment où toute la ville n’utilise encore que le gaz pour son éclairage, public et privé -, par des courses vélocipédiques organisées au vélodrome et par une conférence sur le Niger : exaltation du progrès technique et célébration de l’empire colonial en construction sont au rendez-vous cet été-là en plein nationalisme triomphant. Le même esprit inspire les fêtes d’associations militaires et de conscrits sur le départ qui s’égrènent tout au long de ces années-là. Les fêtes gymniques et sportives où le souci des mouvements d’ensemble l’emporte sur la recherche de la performance individuelle revêtent une signification plus ou moins prémilitaire ; on le sent bien lors du concours international de tir organisé en 1913 par la société Duguesclin et surtout lors du congrès de l’Union des sociétés françaises de gymnastique auquel participent huit mille gymnastes.
Mais la fête n’a pas seulement pour but de contribuer à l’éducation permanente du citoyen français, elle tend aussi à acculturer les milieux populaires, en élargissant leurs goûts et leurs connaissances selon le modèle de l’Européen cultivé. Elle cherche notamment à donner le sens du beau tel qu’on le conçoit alors. Ainsi les cavalcades, privées désormais de toute spontanéité, valorisent des thèmes puisés dans le classicisme, à tel point que lors du co ncours agricole de 1880, on représente une fête à Rome au siècle d’Auguste ( !). Puis, après avoir élargi les curiosités dans le temps, on les élargit dans l’espace : en 1887 un grand défilé ethnographique intitulé À travers les peuples mobilise 800 personnages et 300 chevaux.

Les fêtes des fleurs, organisées au printemps, contribuent largement à la diffusion de l’Art nouveau ; non seulement les chars mais aussi les affiches somptueuses et les programmes qui bénéficient désormais de la couleur préparent la société provinciale encore très proche du genre de vie rural, à l’acceptation de la « mode parisienne » que vante la réclame. Les sociétés chorales et instrumentales sortent du théâtre et des salles de concert pour offrir au public, sur la place ou au Thabor, les morceaux les moins austères de la musique classique ; ainsi en 1904, le directeur du conservatoire propose la Marche du sacre du Prophète de Meyerbeer, la Valse espagnole de Chabrier et le « Chœur des chasseurs » du Guillaume Tell de Rossini. En 1908, la ville de Rennes joint au concours d’agriculture, assuré du succès (et de la présidence de Clémenceau), le concours des orphéons et des fanfares : Palestrina, Cherubini, Saint-Saëns, Weber, Bizet, Rossini, Mozart, Massenet, Delibes, Mendelssohn, Wagner, Beethoven, Berlioz enchantent les salles disponibles, jusque dans les écoles.
La fête fraternelle
La fête n’est pas seulement enchanteresse et source de culture. Elle est aussi pour les républicains un moyen de donner concrètement un sens au mot Fraternité ; le dernier terme de la devise ne peut guère s’imposer par le vote de lois, à la différence des deux premiers.
Dans une ville où les indigents sont nombreux, la fête permet de soutenir les œuvres publiques d’assistance fatalement bénéficiaires. L’idée a d’abord germé chez les étudiants, issus alors des seules classes favorisées ; à l’occasion de la Mi-carême un défilé de chars et de groupes costumés, qui revêt l’allure d’une mascarade souvent impertinente, attire des foules devant lesquelles on fait miroiter le gain possible d’un bœuf gras ; en 1896 les bénéfices réalisés s’élèvent à 7 250 francs qui sont remis aux pauvres. Puis en 1899 la municipalité décide de « civiliser » ce grand moment du calendrier en confiant à un Comité des fêtes l’organisation d’une fête des fleurs, plus conventionnelle ; mais comme les étudiants reprennent la tradition, ce sont finalement deux fêtes de bienfaisance qui soutiennent régulièrement les œuvres publiques et privées. En 1905, le Journal de la Fête des fleurs précise qu’on attend la venue de « 30 000 étrangers, pour le plus grand bien des pauvres » ; les fonds sont répartis entre le bureau de bienfaisance, les hôpitaux, les écoles, les orphelinats, les crèches, les œuvres des congrégations (5 200 francs en 1904).
D’un autre point de vue, la fête est l’une des rares occasions qui permette le rapprochement momentané des classes urbaines d’ordinaire si cloisonnées dans leurs occupations professionnelles, dans leur habitat et dans leurs distractions habituelles, et en cela à beaucoup d’égards elle tend à se substituer aux manifestations religieuses. Bien sûr on n’ira pas jusqu’à soutenir que les bals populaires attirent autant les résidents des Motais que les cheminots et les gaziers, mais tous se côtoient sur les trottoirs et sur les places de la ville pour voir les défilés et assister aux spectacles les plus exceptionnels. En offrant des places dont le prix va de un à dix francs, les organisateurs du corso fleuri qui se déroule en 1905 sur le Champ de Mars ont conscience de susciter dans la ville une certain unanimisme, qui fait oublier un instant la vivacité des conflits sociaux. Les banquets républicains, qui peuvent réunir plus de trois mille convives sous le pavillon Est des Lices, visent à ressouder le « peuple de gauche » – des bourgeois libéraux aux ouvriers syndicalistes – face aux cléricaux et aux aristocrates réactionnaires ; en 1914 la vente de deux mille cartes au prix de cinq francs ajoute un public très diversifié (où pour la première fois figurent des dames) à celui des notables et des élus venus saluer et écouter le président Raymond Poincaré, pendant que le traiteur Gaze sert du saumon à la suédoise, du filet de charolais à la Duguesclin, des daubes de dindons truffés à la Java, de la salade de légumes printaniers, du pudding au rhum, des fruits et des gâteaux, le tout arrosé de cidre bouché, de Graves, de Médoc et de Champagne.
Dans une ville qui ignore le grand négoce et les concentrations industrielles, et qui ne vit guère que de ses liens avec les campagnes environnantes, le souci de rapprocher au mieux citadins et ruraux est constant. La municipalité se bat , victorieusement, pour garder à Rennes les concours régionaux (puis nationaux à partir de 1904) du Ministère de l’agriculture. Les Rennais restent ainsi au contact de la vie des champs et au courant du progrès agricole, tandis que les paysans qui affluent enrichissent le petit commerce local et découvrent une certaine modernité. D’une façon générale d’ailleurs, toutes les fêtes attirent un nombre important de visiteurs : pour celle de 1914, la Compagnie des Chemins de fer de l’état vend 41 000 billets à prix réduit, et il y a d’innombrables voyageurs qui ont utilisé les Tramways d’Ille-et-Vilaine […]
Michel Denis (président de l’AMEBB, 1991-2006)